Il y a 75 ans, les 4 et 19 octobre 1945, paraissaient les ordonnances créant la Sécurité sociale. Comment s'est mise en place la Sécu ? Quels acteurs politiques et syndicaux y ont-ils pris part ? Que reste-t-il de son esprit d'origine ? L'historien Bruno Valat, qui se passionne pour l'histoire de notre protection sociale, nous répond dans cette interview.

Cela s'est fait un peu par hasard, je ne suis pas tombé dans le berceau de la Sécu quand j'avais 3 ans, personne de ma famille ne travaillait à la Sécu et je ne viens pas non plus d'une famille de militants ! Plus sérieusement, j'ai d'abord commencé à travailler sur l'histoire politique, sur l'histoire de la gauche, du socialisme.

Et j'ai ensuite voulu passer à quelque chose de moins idéologique, de plus concret. Je me suis alors rendu compte qu'une des principales institutions sociales de notre pays, celle qui avait le plus contribué à désamorcer les conflits de classes et à desserrer l'emprise du marché sur les revenus individuels, et bien c'était la Sécurité sociale ! A cette époque, au début des années 90, il y a avait très peu d'études historiques sur l'histoire de la Sécurité sociale. J'ai donc décidé de consacrer ma thèse à l'histoire de la Sécurité sociale (1).
A la Libération ont été réalisées des réformes nombreuses et importantes qui ont changé le visage de la France. Cela s'explique par la séquence historique que la France venait de traverser : une crise économique d'une ampleur sans précédent dans les années 30, suivie d'une guerre mondiale d'une ampleur également sans précédent, et qui s'est traduite chez nous par une défaite, par l'occupation d'une puissance ennemie, l'Allemagne, et par une quasi guerre civile. Ce contexte exceptionnel a balayé la plupart des obstacles politiques et institutionnels qui existaient avant guerre. Comme existait une aspiration très forte au changement, il y avait la possibilité de faire advenir de grandes réformes pratiquement sans opposition.
En 1945, c'était déjà un projet ancien dont les premières formulations et mises en oeuvre remontent à 1880. Notre système français de protection sociale public et obligatoire a mis 60 à 70 ans à se construire.

Avant la seconde guerre mondiale, il existait de très nombreuses institutions, comme les assurances sociales qui prévoyaient déjà un régime de retraite et une assurance maladie pour les salariés du secteur privé. Mais ces assurances sociales ne donnaient pas entièrement satisfaction, si bien que dès avant la guerre des projets ambitieux d'élargissement et de rationalisation avaient été formulés. A la faveur du contexte exceptionnel de la Libération, ces projets ont pu aboutir.
En effet, le projet formulé en 1945 était celui d'une protection sociale pour tous. Mais les promoteurs de la réforme savaient qu'ils ne disposaient alors pas des moyens, dans une France très affaiblie par la guerre, de réaliser rapidement cette protection sociale pour tous. Ils ont donc accepté de la construire par étapes. Ce projet va se réaliser ensuite, mais cela va prendre une trentaine voire quarantaine d'années.
Parmi les forces politiques, il y avait en 1945 un assez large consensus en faveur de la Sécurité sociale, au moins pour les grands partis qui sont sortis renforcés de la guerre car associés à la Résistance et à la victoire : le Parti communiste, le Parti socialiste qui s'appelait la SFIO, et le MRP, un parti catholique d'inspiration démocrate-chrétienne né à la Libération et qui allait du centre gauche au centre droit. A droite, il y avait davantage de réticence sur l'idée de la Sécu mais les partis de droite sortaient laminés, discrédités et éclatés de la guerre et ils n'ont eu que peu d'élus pour se faire entendre. Donc, dans le pays "légal", c'est-à-dire dans les forces politiques représentées dans les institutions, il y avait un assez grand consensus.
C'est Pierre Laroque et son entourage qui ont créé le régime général de protection sociale par les ordonnances de 1945. Pierre Laroque était au ministère du Travail et avait été chargé par Alexandre Parodi, le ministre du Travail nommé par le général de Gaulle à la Libération, de préparer une réforme des assurances sociales, des allocations familiales et des accidents du travail, pour créer un système plus efficace, plus rationnel et de plus grande ampleur.


Pierre Laroque et Alexandre Parodi s'étaient connus avant guerre au Conseil d'Etat. Ce sont les fonctionnaires du ministère du Travail, et notamment la direction générale des assurance sociales chargée de ce projet, qui ont écrit ces textes. Il y avait donc des juristes, mais aussi des profils plus variés comme le polytechnicien Francis Netter, en charge de tous les aspects financiers.


Sur le plan politique, le rôle du PCF, le parti communiste français, est souvent mis en avant. Mais attention, le parti communiste a construit et propagé après coup une légende selon laquelle la Sécu aurait été créée à l'initiative du Conseil national de la Résistance (CNR), que le PCF et la CGT auraient joué un rôle moteur et que sans eux il n'y aurait pas eu de Sécu. C'est faux, il s'agit d'un mythe politique construit par le PCF pour servir ses intérêts.
Le PCF et la CGT ont soutenu la réforme, c'est incontestable, mais Ambroise Croizat n'a joué aucun rôle dans l'élaboration des ordonnances créant la Sécu, il est donc faux de dire qu'il est le père de la Sécurité sociale. En revanche, quelques jours après la parution des ordonnances, Alexandre Parodi a quitté le ministère du Travail et il a été remplacé par le communiste Ambroize Croizat, qui a été ministre du Travail jusqu'en 1947. Et là, en effet Ambroize Croizat a joué un rôle important dans la mise en application des décisions déjà prises.


Il y avait les textes, mais tout était à faire : il fallait bâtir les caisses, recruter des gens, mettre en oeuvre la nouvelle législation, etc. Certes, on ne partait pas complètement de zéro : on a utilisé les caisses existantes des anciennes législations, on a recyclé une bonne partie du personnel, etc. Mais dans la France de la Libération, bien des choses étaient détruites et l'on manquait de tout, d'essence ou de charbon. Donc l'engagement des communistes et de la CGT dans les mois qui ont suivi les ordonnances a été décisif, il faut se rappeler que la CGT avait plusieurs millions d'adhérents et que le PCF était, dans les urnes, le premier parti de France. Ils ont endossé la réforme et mis tout leur poids dans la balance pour que le démarrage se passe le mieux possible. Les ordonnances prévoyaient que la législation commencerait à fonctionner à partir du 1er juillet 1946 et il n'y avait que quelques mois pour tout mettre en place. Le dévouement et l'activisme d'Ambroise Croizat et des militants CGT a donc été important, mais c'est un rôle de mise en oeuvre, pas de conception.
La CFTC était d'accord sur le principe de la Sécurité sociale. Mais elle était hostile aux modalités institutionnelles retenues par les créateurs de la réforme. Pour trois raisons. D'abord, la CFTC était attachée au système précédent des "caisses d'affinités". Avant 1945, il existait une multitude de caisses qui avaient été créées et animées par le mouvement social : l'église catholique pouvait créer et gérer ses caisses, un syndicat aussi, même chose pour le patronat. Toutes ces caisses étaient intégrées dans le système des assurances sociales, qui était public : il y avait des cotisations obligatoires, une assurance obligatoire pour les salariés, des prestations uniformes, mais les assurés avaient le choix de préférer telle ou telle caisse pour s'assurer. Dans ce réseau, il y avait des caisses d'inspiration catholique et la CFTC, comme syndicat chrétien, était attachée à cette liberté. La réforme de 1945 supprimait toutes ces caisses au profit d'une seule par circonscription, avec un organisme de nature administrative auquel on devait obligatoirement s'affilier.

La deuxième raison de l'opposition de la CFTC était liée aux allocations familiales. Le syndicat ne voulait pas de l'intégration des allocations familiales dans le régime général. Pour un syndicat chrétien et pour les milieux catholiques, ces allocations étaient importantes, notamment pour des raisons natalistes. Alors que la gauche, et notamment une CGT anti-cléricale et malthusienne, les voyait comme suspectes. La CGT soupçonnait ces allocations de servir de substitut au patronat pour refuser des augmentations salariales. La CFTC a eu, mais en partie seulement, gain de cause sur ce point : de Gaulle a décidé que les caisses d'allocations familiales seraient intégrées dans le régime général, mais qu'elles garderaient une identité distincte des caisses d'assurance maladie. Enfin, le troisième motif de l'opposition de la CFTC tenait au mode de désignation des administrateurs des caisses. Au début, des élections étaient prévues.

Mais l'administration a considéré qu'au vu de l'état du pays, il serait difficile d'organiser ces élections immédiatement et qu'il valait mieux demander aux syndicats, sur la base de leur poids respectif, de désigner des administrateurs. La CFTC s'y est opposée en disant que cela n'était pas démocratique. Pour ces trois grandes raisons, la CFTC a boycotté le début de la Sécu et a joué peu de rôle dans la mise en place du régime dans les premiers mois. Mais ce boycott n'a pas duré longtemps, à la fois parce que des militants de base ont fini par s'impliquer et parce qu'en laissant le champ libre à la CGT, la CFTC risquait d'être exclue durablement de l'administration des caisses. Dès que les élections des administrateurs ont pu se faire, en 1947, la CFTC a présenté des candidats.
Tout dépend de ce qu'on appelle paritarisme. Si l'on considère que le paritarisme, c'est le fait d'avoir des conseils avec des représentants du patronat et des représentants des salariés, alors oui, même s'il existait déjà, avant 1945, des institutions ayant une forme de paritarisme.


Mais si ce qu'on appelle le paritarisme, ce sont des conseils dans lesquels siègent en nombre égal des représentants patronaux et syndicaux, comme c'est le cas dans les organismes de retraite complémentaire ou de l'Unedic (Ndlir : assurance chômage), alors non. Car le système de la Sécu en 1945 prévoyait dans les caisses primaires d'assurance maladie trois quarts des représentants des salariés et un quart seulement des représentants du patronat, c'était davantage une forme de démocratie syndicale. Ce n'est qu'en 1967 qu'a été introduite dans la Sécu l'égalité de représentation entre patronat et syndicats.
Pas facile de répondre ! Aujourd'hui, une écrasante majorité des Français considère que la Sécu est une institution fondamentale, qu'elle protège contre la précarité, qu'il faut absolument la garder. Les Français se disent même plus attachés à la Sécu qu'aux institutions représentatives comme le Parlement, c'est dire ! Sur le long terme, il n'y a pas de doute, les gens jugent que la Sécu a joué un rôle important pour sécuriser les parcours de vie. Sur le court et le moyen terme, en revanche, la réponse est différente.

Au moment de la création de la Sécu, l'opinion n'y porte pas un grand intérêt et la presse n'y consacre pas une place énorme, la réforme ne fait pas les gros titres ni ne déclenche d'enthousiasme. Il faut dire qu'il s'agit alors surtout d'une promesse. Les prestations restent faibles et ne vont s'élever que progressivement, au fur et à mesure du redressement du pays. Et les soucis matériels en 1945 étaient tels que la Sécurité sociale passait au second plan, derrière l'impératif de trouver de quoi se nourrir et se loger.
Les principes initiaux ne se limitent pas au paritarisme ou au rôle des partenaires sociaux ! Mais si l'on s'en tient à ce critère, on peut dire qu'il ne reste pas grand chose de l'esprit de 1945. La Sécu est aujourd'hui une institution très largement étatisée et pilotée par la technostructure administrative, qui prend pratiquement toutes les décisions importantes.

Les partenaires sociaux sont toujours là, mais leur rôle est devenu symbolique. Ils sont très largement marginalisés, d'ailleurs ils protestent souvent contre les décisions prises par l'Etat. Eux-mêmes se sont enfermés dans une attitude très conservatrice consistant à dire qu'il faut rester fidèle à la mission originelle de la Sécu. Mais si l'on revenait à la Sécu de 1945, tout le monde la trouverait insatisfaisante. Nous sommes beaucoup mieux protégés aujourd'hui, les prestations sont beaucoup plus importantes, elles couvrent un plus grand nombre de personnes, etc.
Depuis la création, en 1991, de la CSG (contribution sociale généralisée), nous assistons à la progression régulière de la part de l'impôt dans le financement de la Sécurité sociale. Or le financement par les cotisations salariales justifiait la gestion par les partenaires sociaux, car ce sont eux qui apportaient les ressources.

Mais il faut bien le dire, plus grand chose ne ressemble aujourd'hui à ce qui a été instauré en 1945. On peut le déplorer, mais aussi s'en réjouir. Aujourd'hui, l'assurance maladie est généralisée, tout le monde bénéficie d'une retraite et même s'il existe encore des pensions modestes, il y en a beaucoup moins qu'il y a 30 ans, sans parler d'il y a 75 ans ! En revanche, ce qui a diminué par rapport à 1945, ce sont sans doute les allocations familiales. Elles constituaient alors le premier poste de dépenses, avant l'assurance maladie et l'assurance retraite. Nous avions une Sécu qui était d'abord "familialiste" et "nataliste", car il fallait relever la démographie française.
C'est vrai, mais cela reste très marginal. La grande évolution depuis 1945, c'est au contraire la généralisation des prestations y compris à des gens qui n'ont pas cotisé, parce qu'ils ont été privés d'emplois par exemple. Il y a eu un élargissement considérable des bénéficiaires mais aussi une forte progression du montant des prestations. La Sécu rembourse beaucoup mieux aujourd'hui qu'en 1945 ! Et je ne parle même pas des retraites. En 1945, 1950 ou même 1960, les pensions étaient dans le meilleur des cas à peine supérieures au revenu minimum.
Un formidable succès ! Le problème, c'est que la Sécu s'est construite et s'est améliorée durant les "Trente Glorieuses", à une époque de plein emploi et de croissance économique très forte qu'on imaginait durer éternellement. Depuis une trentaine d'années, nous sommes entrés dans une époque où les recettes croissent moins vite que les dépenses et les besoins, et il a fallu serrer tous les boulons.

De ce point de vue, l'âge d'or de la Sécu est sans doute derrière nous. Cette perspective pèse sur le jugement que nous portons sur notre système social. Mais je le répète : ne perdons pas de vue que malgré les plans d'austérité, les déremboursements partiels, les réformes des retraites, les prestations et les couvertures restent bien supérieures à ce qu'elles étaient, par exemple, en 1980.
ll y a une petite musique que nous entendons régulièrement : la Sécu serait en danger du fait de dépenses incontrôlées ou du fait de projets de démantèlement au nom d'une vision libérale de la société, car la Sécu coûterait trop cher et pèserait sur la compétitivité de nos entreprises, etc.

Je suis historien et pas devin, mais pour ma part, je ne crois pas du tout à ça. Sauf à imaginer l'arrivée au sommet de gens qui n'ont jamais été associés au pouvoir auparavant, je ne vois pas des politiques entreprendre un démantèlement de la Sécurité sociale. D'une part, parce que les Français sont vivement attachés à la Sécu et d'autre part parce qu'elle paraît indispensable. Maintenant, il y a sûrement des intérêts privés : les déremboursements partiels font grandir le marché de l'assurance complémentaire, et les compagnies d'assurance y grignotent des parts de marché sur les acteurs traditionnels que sont les mutuelles, lesquelles se targuent d'être des organismes à but non lucratif qui ne tarifient pas en fonction du risque mais de critères sociaux.

Même chose pour les retraites. L'érosion annoncée des pensions aiguise l'appétit des fonds de pension qui proposent des produits d'épargne complémentaire en agitant la peur d'une baisse des retraites. Mais de là à dire que la Sécu serait vraiment en danger, je n'y crois pas. Ce qui la menace à terme, c'est la persistance d'une stagnation des recettes du fait de l'absence de croissance économique, d'une catastrophe sanitaire ou des changements climatiques. Dans les décennies à venir, on peut imaginer que la lutte contre le changement climatique va absorber une part croissante de nos ressources, qui ne sont pas extensibles à l'infini, et peut-être faudra-t-il faire des choix. Qu'il y ait à l'avenir une érosion des performances sociales de notre système de protection sociale, c'est une vraie menace.
(1) Bruno Valat, "Histoire de la Sécurité sociale, de 1945-1967" (Editions Economica, voir ici). Bruno Valat est maître de conférences d'histoire contemporaine à l'Institut national universiataire Champollion, de l'université de Toulouse.
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